Ah Tobago !
Quel bonheur d’arriver ici après une transat’ !
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Après 13 jours de désert bleu, nous découvrons sous un énorme nuage une île montagneuse et luxuriante… Un désert vert mais tout aussi sauvage et accidenté !
Pirate’s Bay, devant la petite ville tranquille de Charlotteville, abrite de nombreux voiliers après leur transat. Hollandais, Danois, Allemands, Norvégiens ou Français ; certains sont passés par la Guyane ou le Surinam, mais ils ont tous en commun d’être des voiliers de grand voyage ayant traversé l’Atlantique, ne cherchant pas le luxe d’une marina.
Charlotteville n’a en effet aucune infrastructure pour accueillir les plaisanciers : pas de service d’eau, de gazole, de corps-morts, de toilettes ou de douches. Seule la présence du service des douanes et de l’immigration qui permettent l’entrée sur le territoire explique la présence de dizaines de voiliers au mouillage !
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Des maisons multicolores perchées sur des montagnes forment un amphithéâtre verdoyant autour du centre du village : le terrain de foot. Une bibliothèque municipale, un poste de police, des bureaux administratifs, une coopérative de pêche et quelques échoppes minuscules se répartissent entre les maisons colorées. L’organisation de la ville me fait penser aux villes américaines, et la dégaine des habitants à Sharkey des Bahamas dans Permis de Tuer (James Bond)…
Charlotteville est à l’extrémité nord de l’île, une seule route sinueuse et presque verticale permet d’y accéder. Pour se rendre à un autre bourg de l’île, il faut attendre devant la station essence qu’un maxi taxi ou un mini bus (rien à voir) s’aventure jusque-là.
Nous apprécions la tranquillité de la ville, les aller-venues des barques de pêche décorées avec soin, et surtout le désintéressement de ses habitants pour les plaisanciers !
D’un air bourru au premier abord, ils dévoilent un large sourire dès qu’on les salue d’un « ‘morning », « Happy New Year ! » ou « Season’s Greetings ! » ! Et le sourire se transforme en rire lorsque c’est Théophile qui les apostrophe d’un « Hi ! » très affirmé !
Oui, nous sommes heureux de ne pas être l’objet d’attentions ou de démarchages ; cela nous semble plus facile de nous immerger dans le rythme de vie local, au son du reggae caribéen diffusé ça et là par des maisons anonymes.
Pour autant les contacts se nouent facilement ; dès le premier soir nous en ferons l’expérience.
Après avoir trinqué à bord (au Coca !) tous les 6 à notre réussite, nous devons rapidement débarquer à terre pour faire les formalités d’entrée. On sait que les gardes côtes demandent même qu’on les prévienne 2h avant d’entrer dans les eaux territoriales !
En arrivant un dimanche, nous savions que nous serions susceptibles de payer des frais de douane et d’immigration majorés car c’était « en dehors des horaires de bureau ». En effet, à peine débarqués, hagards mais tout heureux de se dégourdir les jambes (Théophile enchainant les sprints pour vérifier qu’il n’avait pas « perdu sa vitesse »), un homme sort de sa maison et nous demande si nous venons d’arriver… Le douanier, depuis son logement de fonction, nous a directement repérés ! Serait-ce à l’odeur ? à notre sourire niais ? à nos mines fatiguées ?
Il nous dit néanmoins qu’il est trop tard (16h15) pour faire les papiers, qu’ici le soleil se couche vite, qu’il vaut mieux que nous revenions demain pour aller au bureau avec lui ; mais que nous aurons à payer une surtaxe car nous arrivons en dehors des horaires de bureau… (en même temps, tu ne veux pas y aller, au bureau, so… ???)
Jérôme essaye de négocier « Mais si on arrivait demain ? », il répond avec un grand sourire « oui, mais vous êtes arrivés aujourd’hui ». Caramba, encore ratédirait Baptiste.
Après nous être renseignés sur les frais (300TT soit 40€), nous comprenons rapidement que le seul distributeur de billets de la ville est en panne depuis plus d’une semaine, et que personne ne sait quand il sera réparé. Nous échangeons avec lui sur l’absurdité de la situation : nous pouvons prendre le lendemain un taxi ou un bus pour aller retirer dans la ville voisine qui est à 1h de route, mais pour cela, il faut de l’argent… Il nous propose alors tout simplement de nous changer 20€, rentre dans sa maison et nous fait un taux de change plus que raisonnable !
Nous nous quittons en souriant et flânons dans la ville pour essayer de nous repérer, trouver les églises (une méthodiste et une anglicane, sans aucune indication sur les horaires d’office pour Noël), nous repérons quelques minuscules échoppes, et nous cherchons un endroit pour fêter notre arrivée. Le seul endroit ouvert est une cahute en bois, arborant une petite ardoise sur laquelle est inscrit « Menu Today Fish and Chips Chicken and Chips »).
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J’entre pour demander le prix :
« 45
- 45TT ?
- Yeah
- OK thanks, but it’s too expensive. I have 4 boys and it’s too much for me.
- I can make 40 TT.
- Ok Let me check my money… I’m sorry we just arrived today and the ATM doesn’t work, we can’t pay 200TT.
- Oh It’s not a problem, I’ll feed you.
- Sorry ?
- Yes, I’ll feed you and you’ll pay me later.
- …”
Nous voilà donc installés dehors sur une table construite autour d’un arbre, avec une télé qui diffuse à fond la caisse un match de criquet entre l’Inde et le Pakistan, des peintures kitchouilles de paysages sous la neige aux murs, le son de la mer de l’autre côté de la terrasse… La terre bouge après deux semaines en mer… On voulait du dépaysement , on en a !
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Et Papeye nous sert des tranches de poissons frits et des frites, du coca et du jus de pomme pétillant (les licences 4 sont visiblement délivrées avec parcimonie ici !). Nous trinquons une nouvelle fois et remettons à chacun des enfants un petit trophée personnel avec une valeur que chacun a particulièrement mise en œuvre pendant la transat. (Courage, Service, Engagement, Joie… Le quarté n’est pas dans l’ordre, on vous laisse deviner !)
Il s’en va une heure plus tard en nous disant de refermer le portillon en partant parce qu’il doit aller raccompagner quelqu’un en voiture. Nous n’aurons pas convenu d’une date pour le rembourser, il ne connait ni notre nom ni celui de notre bateau. Il nous a offert notre festin de fin de transat !
Nous le paierons finalement 3 jours plus tard quand sa boutique aura ré-ouvert, il se souviendra bien de nous et mais pas trop de ce que nous lui devons !
A bord, la vie est belle, le bateau est mouillé au fond de la baie, à 10m de nous un rocher immergé nous permet d’observer des centaines de poissons multicolores ! Un vrai aquarium ! Chaque plongée nous permet de repérer une nouvelle espèce, et en remontant à bord les enfants se précipitent sur le vieux Guide des Poissons Coralliens des Antilles que nous a laissé l’ancien propriétaire. Nous découvrons le nom des poissons en créole, en anglais et en français, leur mode de vie, leur alimentation… C’est un nouvel univers qui s’offre à nous.
Les garçons s’entrainent à respirer avec le tuba que nous avions peu utilisé jusqu’à maintenant, on gonfle le paddle et ils partent en convoi pour observer les fonds. L’eau est chaude, plus chaude que l’eau du bord ! Nous installons les hamacs, suspendons une « corde de tarzan » au bout du tangon, sortons l’optimist… Des dizaines de pélicans ont établi leur base sur le rocher à côté de nous, et pendant nos repas nous observons fascinés les vols et piqués de ces oiseaux énormes complétement inconnus en Europe !
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Les bateaux français du mouillage se rendent visite à coup d’annexe ou de paddle : Romain, de Kaloni, viendra nous souhaiter la bienvenue en allant chercher son dîner… Il passe devant notre bateau tous les soirs pour pêcher au harpon ! ou ramasser une langouste quand il en trouve… Ses garçons de 3 et 5 ans sont déjà des stars en paddle avec la pagaie qui fait deux fois leur taille ! Théophile sera heureux de vérifier « sa vitesse » à terre avec eux…Florent et Anaïs de Loustic, parents de 2 jumelles de 14mois, se déplacent en barque à la rame et viendront à bord plusieurs fois pour faire connaissance, se changer les idées (imaginez un peu la logistique avec deux bébés en bateau….). En entendant le récit de leurs nuits je m’inquiète pour leur sommeil, et ils repartiront avec des mètres de filet pour adapter leur bateau au développement psychomoteur de leurs filles qui font plus d’escalade que de voile… et passer des nuits plus sereines.
A terre les plaisanciers sont vite repérables, ce sont les seuls blancs qui déambulent à pied dans le village, entre la Bibliothèque Municipale (et son abonnement de 6 mois qui donne accès au Wifi), le bar Sharon & Phebs qui offre un service de laundry (et du wifi…), les services de douane et d’immigration dont le passage à l’entrée et à la sortie demande d’y passer au moins 2h, et les départs en excursion dans la jungle voisine. Les échanges se nouent très facilement entre français, un peu moins avec les nordiques (Danois, Norvégiens) mais nous échangeons quand même sur nos projets, les randos à faire, les mouillages à aller voir dans le coin.
Le temps d’une balade dans la forêt nous nous transformons en explorateurs portugais du 15èmesiècle, nous frayant un passage entre la végétation avec la machette du bord, nous arrêtant au moindre bruit à la recherche d’un serpent, d’un oiseau multicolore ou d’une bête sauvage ! Mais nos regards ne sont pas suffisamment affutés, et nous n’identifierions que quelques traces de sabots un peu louches de monstres tropicaux…
Pour aller à la messe à 8h30 (la plus tard que nous ayons repérée !) dans une ville à quelques kilomètres, nous levons tout le monde à 6h30 et nous nous plaçons à l’arrêt de bus à 7h… Nous attendons avec un vieux monsieur qui transporte un mini palmier, une vieille dame élégante, une maman vêtue d’un polo « Blue Waters Inn » et son bébé… Nous attendons une heure qu’un maxi taxi s’arrête devant nous, et nous comprenons que tous les tobagiens font la même chose pour aller travailler et être à l’heure !
Pour le passage à 2020 nous quitterons Pirate’s Bay pour nous retrouver en famille pendant quelques jours, découvrant des mouillages merveilleux où nous serons le seul voilier ! Dans ces baies protégées, nous accosterons à terre à la nage ou en paddle sur des plages bordées de cocotiers pour piqueniquer et nous laisser rouler dans les vagues. Nous sommes toujours entourés de poissons aux noms enchanteurs ; chirurgiens, perroquets, trompettes, bourse graffiti ; nous avons la chance de voir une raie léopard !
Les fêtes de fin d'année à bord
Mais il est temps de quitter ce paradis, nous sommes au point le plus éloigné de notre voyage, et nous entamons notre remontée vers le nord. C’est difficile de partir, on ne sait jamais ce qu’on va trouver à l’escale suivante ! Nous partons un soir à 18h pour une nuit de navigation, Grenade n’est qu’à 80 milles de Tobago. Navigation à l’ancienne, c’est-à-dire sans notre pilote qui semble avoir lui aussi des revendications pour protéger son régime de retraite ! C’est donc à nous de tenir la barre toute la nuit, et quelle nuit magique ! La lune est presque pleine et nous éclaire comme en plein jour, la mer est plate (c’est donc possible !!), le vent juste comme il faut, ¾ arrière ! Je prends un repère entre 3 étoiles et le bateau glisse sur l’eau.
A 1h30 je vois sortir une petite tête, c’est Théophile qui s’installe en haut des marches. Je lui montre les lumières de Grenade qu’on devine déjà. Il se met en boule sur la banquette. « Il faut que tu ailles te coucher Théophile, c’est le milieu de la nuit. – Mais non il n’est pas minuit… Elle est où la ceinture d’Orion ? »
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